[Reportage] Les Bleus dans l’enfer de Jazine : « Attendez-vous à la plus grosse ambiance de votre vie ! »
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La salle Jazine, ici photographiée jeudi après-midi, théâtre inattendu du match Croatie – France
Jeudi, 23h15, veille de match à Zadar. Entre une station-service et un salon disco définitivement fermé, au bord d’un étroit bras de mer à l’entrée de la vieille ville, les lumières de la salle Jazine traversent l’obscurité de la nuit croate. La porte n’est pas verrouillée, on entre. Impossible de ne pas être saisi par l’odeur de cigarette (bienvenue dans les Balkans) : entourés de vapeurs de fumée et de canettes de bières jonchées à même le sol, une trentaine d’ultras du groupe Tornado participent à la confection d’un tifo géant aux couleurs de la Croatie. Les prémices de la création recouvrent une majeure partie du parquet. On s’enfonce dans les entrailles de la salle, où l’on tombe sur trois supporters dans une petite pièce, les yeux fixés sur un écran représentant l’image du tifo. On nous demande qui on est. Des journalistes français ? Mauvaise réponse. « La salle est fermée. » Bonne fin de soirée, messieurs.
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« Pour les Français, ça va être différent de ce qu’ils ont l’habitude »
Replongeons nous neuf heures plus tôt, en début d’après-midi, à un horaire où Jazine était officiellement ouverte cette fois. Par une froide journée ensoleillée à Zadar, l’une des perles croates de la côte Adriatique, c’est pourtant l’étuve dans l’antique enceinte, avec un toit en tôle et des baies vitrées créant un effet fournaise. Malgré les draps blancs sur les fenêtres en haut de la salle, la luminosité est remarquable et met en valeur les couleurs bleues et jaunes de l’arène. À l’intérieur, deux grandes tribunes latérales… et c’est tout. Derrière le panier, d’affreux bancs en bois d’époque, où il ne faudra pas s’asseoir au cinquième rang puisque la climatisation fuit, comme en témoigne l’énorme flaque d’eau au milieu des tribunes. Pas d’uniformité dans les lieux : certains escaliers sont fissurés et poussiéreux, d’autres ont l’air neufs, tandis que de grands blocs inconfortables enserrent certains sièges individuels.
Sur le parquet (somptueux, en chevron, entièrement resté d’époque), la Croatie répète ses dernières gammes avant l’un des matchs les plus importants de son histoire : arrivé directement de Madrid jeudi pour le dernier entraînement, le capitaine Mario Hezonja fait office de rebondeur pour l’ancien joueur de Pro B, David Skara, pendant que le sélectionneur Josip Sesar répond aux questions des vingt journalistes locaux présents au point presse. « Il y a bien plus de médias que d’habitude, c’est ça l’effet Jazine, c’est vraiment le temple du basket croate », nous confie un membre de la fédération.
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Dans les étroits couloirs de la salle, où l’on peut admirer les photos des grandes épopées du KK Zadar, c’est aussi l’agitation. L’entrée ne ressemble à rien, avec des cartons entassés dans un coin, comme en plein déménagement, tandis que des ouvriers attendent la fin de l’entraînement pour poser les stickers FIBA. La touche finale à d’intenses semaines de travaux de rénovation afin de la mettre en conformité avec les normes du cahier des charges de la fédération internationale. « Pendant mes cinq années à la fédération, je n’ai jamais eu affaire à une telle quantité de travail », souffle Andro Anzulovic, le responsable de la sélection croate.
Michael Jordan a joué à Jazine
La salle Jazine semble pourtant tellement restée dans le jus des années 60, où elle a été construite en l’espace de 70 jours, qu’on a du mal à voir où se situent exactement les liftings entrepris… « On a changé les bancs de côté pour les contraintes de la télévision », explique-t-il. « Il a fallu démonter les protections au bas de la tribune et en mettre d’autres au nouvel endroit. On a installé de nouveaux panneaux, un nouveau tableau d’affichage. On a refait tous les vestiaires également : il fallait voir leur état déplorable avant et les gens de Zadar n’en croient pas leurs yeux maintenant. Bien sûr que ce n’est pas une salle idéale, mais elle est prête ! »
Si si, c’est bien une salle idéale pour le but visé. Pas besoin d’avoir fait dix années d’étude pour comprendre que la Croatie, menacée de manquer le premier Euro de son histoire en cas de défaite, a voulu créer le plus grand traquenard possible pour l’équipe de France. « C’est clairement un bourbier », acquiesce Noël Nijean, l’un des douze héros de Zadar 2000, sacré champion d’Europe juniors à Jazine. « Ils cherchent à faire vivre aux Français une ambiance qu’ils n’ont jamais vus auparavant. » Andro Anzulovic ne peut réprimer un petit rire gêné quand on lui demande si l’idée était de placer les Bleus dans la situation la plus inconfortable possible. « Disons que c’est un match crucial pour nous et qu’on compte sur les supporters pour créer une ambiance énorme. »
Dans le temps, Jazine était considérée comme la salle la plus chaude de Croatie. « De toute l’ex-Yougoslavie même », précise le journaliste national Drazen Brajdic. « C’était comme être en enfer ! » International croate originaire de Zadar, biberonné à Jazine dès ses 6 ans, Dominik Mavra nous montre où il prenait place à tous les matchs quand il était enfant : en face de la tribune ultra, côté droit opposé à l’entrée. « Il se passait un truc de dingue à tous les matchs », sourit-il. « Des gens étaient sur le terrain et pouvaient pratiquement toucher les joueurs. J’ai vu quelqu’un cracher sur un joueur adverse, ou un fan lancer une chaussure sur l’un de ses propres joueurs. Jazine est la meilleure ambiance possible pour nous aider à gagner. Ça va être une atmosphère rétro, avec l’impression d’être de retour à la grande époque. Il faut s’attendre à beaucoup de pression de la part des supporters. Pour les Français, ça va être différent de ce qu’ils ont l’habitude de connaitre… »
Des cordes pour faire bouger le panier
Les anecdotes sur Jazine sont légion. On nous raconte ce match contre le Real Madrid où les supporters de Zadar avaient entouré le panneau avec une corde et déplaçaient légèrement le panier vers la gauche ou la droite selon les tirs espagnols. On nous raconte ces soirées avec 7 000 personnes, pour une capacité officielle de 3 000 – 3 500 places, défiant toutes les normes de sécurité. On nous raconte les objets les plus improbables admis dans les travées, jusqu’à une sirène d’avion. On nous raconte ces chaises de la tribune de presse lancées sur le parquet. On nous raconte la fois où Michael Jordan est venu y jouer (et gagner) lors d’un Yougoslavie – États-Unis en 1982, on nous raconte les mots élogieux de Goran Dragic qui a avoué à la fin de sa carrière que la rencontre à Jazine avait été la plus difficile de toutes.
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Le temple national était pourtant déserté depuis 2008, époque où le KK Zadar a déménagé à Visnjik, une salle de 8 000 places. Mais la nostalgie de Jazine ne s’est jamais démentie, à tel point que ce sont les ultras du club (le groupe Tornado) qui ont lancé l’idée d’accueillir ce match dans leur antre historique. « On n’y avait pas du tout pensé avant les fans », admet Andro Anzulovic. « On n’y aurait jamais songé tant le projet semblait fou et difficile. » Un évènement motivé par un triple anniversaire : les 80 ans du club, les 60 ans du groupe ultra et les 30 ans de la mort de l’icône locale, Kresimir Cosic, dont le nom et le portrait s’affichent encore en grand sur les murs. « Quand les Tornado nous ont fait part de la candidature de Jazine, on s’est dit que c’était une idée géniale. C’est de loin la salle la plus célèbre de Croatie. Attendez-vous à voir la meilleure ambiance de votre vie, je vous garantis que vous n’avez jamais rien vu de tel ! »
« On aurait facilement pu remplir les 16 000 places de l’Arena Zagreb »
Afin de privilégier l’effet volcan, la fédération croate s’est assise sur un petit magot en terme de billetterie. Plus question de bourrer la salle à l’ancienne avec 7 000 personnes entassées à l’intérieur, surtout avec la FIBA qui veille au grain. « On aurait facilement pu remplir les 16 000 places de l’Arena Zagreb », soutient Anzulovic. Les 3 000 billets disponibles se sont écoulés en moins de 30 minutes la semaine dernière. Une dernière salve de quelques places a duré à peine deux minutes jeudi midi. Les nombreux déçus pourront se consoler avec un écran géant installé devant la salle.
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Un contexte très particulier que les Bleus ne découvriront que lors du traditionnel shooting de vendredi matin. Pour rester dans le confort de Nanterre le plus longtemps possible, peut-être afin d’éviter les mauvaises surprises aussi, Frédéric Fauthoux a fait le choix délibéré de ne s’envoler pour Zadar que jeudi après-midi et d’y zapper l’entraînement de la veille.« Ça nous permet de rester au maximum dans notre base, où l’on a nos repères », explique le sélectionneur. « Même si celle-ci est peut-être un peu particulière, les joueurs ont l’habitude de voir des salles différentes. On peut travailler plus sereinement : on est chez nous, on peut maîtriser les horaires et l’environnement de la salle car on ne sait pas ce qui se passera par là-bas vendredi matin. »
Le théâtre de Zadar 2000
Reste que Jazine fait résonner de formidables souvenirs dans le basket français. C’est là-bas que la génération 1982 de Tony Parker et Boris Diaw a remporté le championnat d’Europe juniors 2000, sur un dernier panier de Ronny Turiaf au terme d’une finale homérique contre l’hôte croate (65-64, après deux prolongations). « J’avais peur pour ma vie et pour la vie de mes parents dans les tribunes », racontera quinze ans après le héros du soir dans le documentaire de L’Équipe, Les enfants de Zadar.
« C’est une atmosphère très particulière », indique Noël Nijean, évoquant les fumigènes dans la salle, les protections derrière les bancs incrustées de pièces de monnaie, les supporters frappant directement sur le plexiglas ou d’autres choses moins folkloriques… « À chaque fois qu’un joueur noir touchait le ballon, on avait le droit à des cris de singe. On avait 18 ans, ça nous galvanisait mais avec le recul, ça peut être impressionnant. »
Le record de… Fauthoux
De retour à Jazine 25 ans après, Boris Diaw se rappelle lui avoir reçu une pile en plein match. « En terme de décibels et de proximité avec les supporters, je pense que c’est l’ambiance la plus folle que j’ai vécue dans ma carrière », avouait-il jeudi au moment de décoller pour la Croatie. Le GM des Bleus renvoie directement, à l’image de son ex-coéquipier Noël Nijean, vers l’entrée de la légende Dino Radja comme moment marquant de la finale. « Il a enlevé son t-shirt et il s’est mis torse nu au milieu des ultras ! C’était super impressionnant. »
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Alors que la finale 2000 a marqué au fer rouge toute une génération de locaux à Zadar, doit-on se préparer à un accueil aussi hostile qu’à l’époque, avec l’envie de laver l’affront ? La scène des 30 ultras préparant un tifo géant dans le secret de la fin de soirée tend à suggérer que oui. « Je ne sais pas si l’on peut s’attendre au même style », évacue Boris Diaw. Et le résultat final des Bleuets version 2000 a prouvé que tout ce qui se passait dans les tribunes n’était finalement qu’accessoire à côté de la vérité du terrain. Un autre exemple ? En 81 matchs EuroLeague avec Pau-Orthez, le sélectionneur Frédéric Fauthoux a établi son record offensif à… Jazine (17 points), lors d’une victoire béarnaise (83-79) en octobre 2001. Donc un bourbier, oui, mais avec quelques bonnes ondes tout de même…
À Zadar.
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