Le vibrant message de Jusuf Nurkic : « Il faut changer quelque chose en Bosnie-Herzégovine »
Alors que l’entraînement de la Bosnie-Herzégovine touche à sa fin, les employés de la Lanxess Arena s’affairent dans la tribune réservée aux ultras venus des Balkans dimanche après-midi. « La plus grande victoire de l’histoire du basket bosnien » a laissé des cicatrices au sein de la magnifique enceinte colonaise : des dizaines de siège ont été déboulonnés, rendant la zone inaccessible pour l’opposition entre la France et la Hongrie. Rien d’insurmontable toutefois au sein d’une salle où l’on raconte que rien ne surpassera jamais le sacre européen du Vardar Skopje (handball) en 2019…
Les magnifiques scènes de joie observées à l’issue de l’exploit bosnien racontent tout ce que cette équipe a dû endurer depuis le début de l’été : les chambres d’hôtel partagées à quatre, l’attente d’un coup de pouce de la fédération estonienne afin de pouvoir se déplacer à Tartu pour des matchs de préparation, les voyages d’avion en classe économique pour des colosses de plus de 2,10 mètres, la menace de se retirer de l’EuroBasket en raison de difficultés financières…« Fin août, le conseil des ministres nous avait promis un versement sur notre compte bancaire lors de la première semaine d’août. Cela n’est pas arrivé, et pour cette raison, le départ de l’équipe masculine pour un tournoi en Estonie, tout comme la participation à l’EuroBasket, est remis en cause », avait écrit la fédération bosnienne le 10 août.
Ovdje ni lokum nije rahat… #komfort #IsmetHoro pic.twitter.com/mYYURfXTRv
— Jusuf Nurkić (@bosnianbeast27) August 29, 2022
Finalement, le chèque est arrivé et la délégation bosnienne a pu poser ses valises au bord du Rhin, à Cologne. Une issue heureuse puisque les Dragons ressemblent de plus en plus à l’excellente surprise de l’EuroBasket en étant aux portes des huitièmes de finale, avec un jeu et une cohésion qui suscitent l’admiration générale. « C’est inspirant de les regarder jouer« , souligne notamment Rudy Gobert, de nouveau parti pour un gros duel mardi avec Jusuf Nurkic.
Le pivot star des Portland Trailblazers a accepté de s’arrêter cinq minutes devant les micros des journalistes français, en profitant pour délivrer un nouveau message vibrant pour le peuple bosnien, bien au-delà des simples considérations sportives. Depuis de longs mois, le spectre de la guerre plane au-dessus de la Bosnie-Herzégovine, avec les menaces de la République serbe de faire sécession. 30 ans après le début du siège de Sarajevo, le plus long de l’histoire moderne, les stigmates du conflit sont encore présents en Bosnie-Herzégovine, un pays toujours divisé entre trois ethnies : les Croates, les Serbes et les Bosniaques. De fait, la nation compte trois présidents, soit un par groupe de population, et celui de la République serbe, Milorad Dodik, a évoqué plusieurs fois à la dissolution de l’État central cette année, laissant entrevoir la menace d’un retour du tragique… Dans ce contexte, alors que des élections présidentielles sont programmées le 2 octobre, Jusuf Nurkic a appelé ses concitoyens à aller voter pour changer les choses.
Jusuf, la préparation de votre EuroBasket a été marqué par…
(il coupe) Je suis fatigué de cette histoire ! J’en ai marre de répéter que notre nation a un problème avec le gouvernement et que les gens normaux ne veulent simplement pas souffrir. On représente le vrai pays. Que l’on vienne de Bosnie ou d’Herzégovine, j’ai la conviction que nous ne faisons qu’un et c’est ce que l’on montre sur le terrain. Notre préparation a été infernale ! Imaginez que l’équipe de France n’ait pas un hôtel où dormir ou de la nourriture pour ses joueurs. En fait, je ne trouve même pas les mots pour l’exprimer. Mais au minimum, on va dire que c’est stupide d’avoir eu à gérer ça. Maintenant, nous sommes ici, nous étions impatients d’arriver à Cologne. Dès que l’on est sur le terrain, on n’y pense plus. Pour une jeune équipe comme la nôtre, ce que l’on est en train d’accomplir à l’Euro va nous être très bénéfique !
Est-ce que cette préparation mouvementée peut expliquer la cohésion qui se dégage de votre équipe et la qualité de vos performances ?
C’est vraiment difficile de se retrouver dans une telle situation ! Pour la plupart des joueurs, cela peut sembler normal d’être dans un environnement aussi instable mais pour moi qui joue en NBA depuis des années, ça ne l’est vraiment pas. C’est ce que j’essaye de dire au peuple bosnien : ce n’est pas normal. On ne devrait pas avoir à s’occuper de ça, on devrait simplement se soucier de si on a bien ou mal joué. J’espère que cela changera un jour.
« On essaye de mettre nos fiertés et nos egos de côté :
on joue pour le peuple de Bosnie-Herzégovine »
Est-ce que vos bons résultats pourraient y contribuer ? Jouez-vous aussi pour ça ?
Non, on ne joue pas pour… (il s’interrompt) Bien sûr, on joue pour avoir de meilleures conditions d’entraînement, une meilleure salle, etc. Mais on joue pour le peuple, on ne joue pas pour les politiciens ou les gens de ce genre. Moi, je ne joue vraiment pas pour eux ! Vous avez pu voir que ce que notre victoire d’hier (contre la Slovénie) voulait dire pour le pays, elle représentait énormément. Quand on voit ça, on essaye de mettre nos fiertés et nos egos de côté pour devenir la meilleure équipe possible. Alors est-ce que l’EuroBasket pourrait changer la vision de nos politiciens ? La guerre (de Yougoslavie) n’a pas changé leur vision, la pandémie non plus. Je ne pense pas que rien que l’on puisse faire ne changerait quoi que ce soit, même si l’on gagnait une médaille d’or… C’est la réalité depuis 30 ans. Je n’ai pas confiance en eux, la plupart des gens n’ont pas confiance en eux. Les citoyens de Bosnie-Herzégovine doivent aller voter, il y a une élection présidentielle cette année. Il faut que l’on comprenne qu’il faut changer quelque chose après 30 ans : on ne peut pas continuer avec le même gouvernement et le même régime pour autant d’années. Nous devons parvenir à quelque chose de plus moderne, les gens doivent pouvoir vivre. Nos enfants ne cessent de quitter le pays… Ce n’est pas si pire mais la population émigre ailleurs, les plus jeunes continuent de partir étudier à l’étranger où ils auront plus de possibilités. 30 ans après, les gens ne veulent plus entendre parler de la guerre. Et aujourd’hui, on a nos politiciens qui sortent du bois pour dire que le retour de la guerre est une possibilité ? Mais on ne ne veut pas entendre parler de ça ! Je ne veux pas entendre parler de ça, 99% des gens non plus. Telle est notre mentalité : on veut donner quelque chose de positif au pays, leur permettre d’oublier tout ça pour une journée.
La célébration de votre exploit contre la Slovénie avec vos supporters allait au-delà du basket alors ?
Tout à fait, c’est plus grand que le basket. Tous les matchs ici représentent plus que du basket. Nous ne sommes pas venus ici pour gagner de l’argent. Je ne suis pas venu à l’Euro pour m’enrichir, mes 11 coéquipiers non plus. L’important pour nous est de représenter notre peuple. C’est ce que j’ai dit aux gars avant le début : même si l’on perd, nous devons au moins ressembler à une équipe ! On ne veut pas que les gens disent que l’on ne s’est pas battus ou que l’on n’a pas joué dur. Or, depuis le début de l’été, sur tous nos matchs, je crois que personne ne peut dire ça de nous. Et c’est notre objectif !
Vous avez battu la France il y a neuf jours à Sarajevo lors des qualifications pour la Coupe du Monde 2023. À quoi est-ce que vous attendez pour les retrouvailles demain ?
Maintenant, vous savez que ce n’était pas un jour de chance. Nous avons mérité cette victoire. Demain, ce sera un match complètement différent. Ils nous connaissent, on les connait, on ne peut plus rien se cacher. Je pense que ça va être une super rencontre. Ils ont d’excellents joueurs et de très bons joueurs. Pour nous, la France est un grand pays, nous avons seulement 3,5 millions d’habitants. Une chose est sûre : on va jouer dur et on sera prêts !
Propos recueillis à Cologne,
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